Le bestiaire ordinaire

Traité de biologie satirique

Faucon gredin 4La cigogne fringante est un grand échassier migrateur de la classe des Ciconiidae. Ses zones de nidification sont principalement situées en Europe de l'Ouest et au Moyen-Orient, mais elle est capable de faire le tour de la terre plusieurs fois par an, cela sans trop d'effort.

Avant de nous pencher sur son endurance et ses formidables capacités d'adaptation, il nous faut parler de la particularité de cette espèce : ses migrations brusques et aléatoires. En effet les départs vers les zones d'hivernage n'obéissent à aucune contraintes saisonnières. À tous moment, les cigognes fringantes peuvent s'envoler vers de nouvelles contrées et abandonner leur nid. Elles ne partent cependant jamais seules, constituant des groupes de 2 à 16 individus (quoique on ait vu des fringantes quitter leur groupe après quelques jours de vol*).

Ce n'est pas la disponibilité de la nourriture qui dicte leurs pérégrinations. La fringante blanche (ainsi surnommée sous les latitudes qui lui sont étrangères) aurait même tendance à migrer pendant les pics de disponibilité alimentaire, partant ainsi dans les meilleures conditions physiologiques. Cette observation n'est cependant pas systématique, des départs de fringantes ayant lieu en période de disette, notre voyageuse allant voir si l'herbe est plus verte ailleurs. D'autres fois encore, absolument aucun facteur environnementale ne permet aux scientifiques d'expliquer les décollages: elles prennent l'air sans prévenir, sur un coup de tête, semblant obéir à l'envie du moment.

Notre voyageuse n'est pas tout-à-fait une aventurière. Les couloirs aériens empruntés sont souvent les mêmes et elle peut se dérouter, voire même annuler son vol, si la météo est risquée. La fringante n'hésitera pas non plus à faire de grands détours pour rejoindre un carrefour aérien familier, quitte à faire une escale. Pendant la totalité de sa migration, elle ne s'arrêtera que sur des zones ressemblant le plus possible à son foyer d'origine : un champ d'éoliennes 3 étoiles, un confortable pylône dans une vallée paisible, sinon rien ! La fringante est exigeante.

Ciconiidae kerosenus (dénomination scientifique latine) est une experte du vol assoupi : les hémisphères droit et gauche de son cerveau passent au repos pendant que le cortex frontal continue d'activer ses membres ailés. Elle peut ainsi parcourir plusieurs centaines de kilomètres sans encombre. Pendant le sommeil profond, c'est le lobe pré-cortical qui prend le relais. Son corps n'est alors mû que par automatisme, et la cigogne fringante voyage de jour comme de nuit. Notre globe-trotteuse maintient ainsi un vol stable, et un cap sûr, même profondément endormie.

Les scientifiques savent depuis longtemps que de nombreuses espèces migratrices ont une boussole biologique, leur permettant de se diriger et de mémoriser quasi instinctivement les itinéraires. Mais l'ornithologue américain Richard Whitaker* a prouvé en 1996 que la cigogne fringante allait plus loin : sa boussole est si performante que Whitaker parle de « biological GPS », capable de lui faire éviter le mauvais temps et de signaler les zones de restauration.

Non contente de ses performances, et toujours selon Whitaker, qui a suivi un groupe de ces échassiers pendant 8 mois*, la fringante blanche bénéficie également d'une horloge biologique (« biological clock ») : elle peut caler ses vols assoupis avec les prévisions météorologiques et programmer un réveil au survol de points d'intérêt. C'est là une capacité unique dans le règne animal, qui place clairement la fringante au-dessus du lot.

Mais malgré ses capacités, la fringante blanche a tout de même un point faible: son estomac fragile! Durant ses voyages, sa curiosité l'emportant parfois, notre exploratrice peut s'aventurer à déguster des produits locaux (poissons exotiques, larves très exotiques, fruits trop exotiques...). En réalité, elle les supporte mal et tombe souvent malade. Ces problèmes de digestion peuvent considérablement ralentir les migrations, voire la forcer à faire demi-tour. Les fientes et vomissures des fringantes constipées sont reconnaissables à leur couleur verdâtre et à leur dispersion en projection.

En 2001, lors de l'International Ornithological Congress, Richard Whitaker a émis l'hypothèse que ces projections nauséabondes étaient identifiables par les autres individus, qui pouvaient ainsi se détourner de certains aliments trop épicés. Soit une forme de reconnaissance fécale, encore à vérifier, et qui fait le régal des spécialistes.

* après quelques jours de vol/pendant 8 mois : en 1995, l'ornithologue américain Richard Whitaker a suivi un groupe de cigognes fringantes en ULM pendant 8 mois. Un film était d'ailleurs prévu, sponsorisé par Boeing, mais le projet s'est finalement crashé. Les notes de Whitaker constituent cependant une source d'informations précieuses sur les migrations des fringantes.
* Richard Whitaker : il s'agit bien du frère jumeau de l'acteur américain Forest Whitaker! Une légende hollywoodienne veut que Richard ait subrepticement remplacé Forest sur plusieurs scènes du film Bird, de Clint Eastwood, en 1988. S'étant partagés le cachet de l'acteur, Richard a pu reprendre ses études en éthologie, et y voyant un signe, se spécialiser en ornithologie. 10 ans plus tard, Richard Whitaker sera consultant sur le film Ghost dog, de Jim Jarmusch (les scènes avec les pigeons).