Les questions non-formulées sont des phrases prononcées sur le ton de l'interrogation mais sous la forme de l'affirmation. Elles sont extrêmement courantes. Un parent à son enfant, le matin avant de partir à l'école :

« Tu as pris ton cartable ? »

En contexte professionnel, un manager à un employé :

« Vous avez fait ce que j'ai demandé ? »

Très courantes donc, nous les employons tous et souvent de façon instinctive. Mais sont-elles efficaces ? Sont-elles exemptes de conséquences ? D'inconséquences ? Pourquoi un tel mésusage de la langue ? Dans quel but et pour quel résultat ?

Poser une question à l'autre revêt toujours quelque chose d'intrusif : je te demande si... je vous demande de... Bien souvent, nos questions sont inutiles (nous en connaissons déjà la réponse) ou improductives (la réponse a une chance sur deux d'être insatisfaisante). La nature même du fait interrogatif démontre notre dépendance à l'autre : j'attends une réponse. Si cette question est liée à un besoin personnel, il est tentant de masquer notre demande par un biais d'oralité aussi faiblement identifiable que possible : l'intonation.

C'est donc l'intonation qui fait la question. Mais pourquoi cet effort d'intonation? Formuler une question sous la forme interrogative est pourtant plus efficace, le nombre de mots nécessaires est exactement le même et cela nous épargne la modulation de la voix. Pourtant, dans les exemples ci-dessus, la forme affirmative semble presque naturelle. Ce sont des ordres déguisés, ou des remarques camouflées, auxquels nous sommes tous habitués et que nous utilisons nous-mêmes. Dans son cycle Dune, Frank Herbert a même théorisé certaines formes d'intonation, appelées la Voix, et similaire à un pouvoir de super-héros permettant de manipuler les autres à loisir.

Sans doute conscient de leur intempestivité, nous cachons parfois nos besoins immédiats derrière des questions bancales, accompagnées d'étonnantes intonations, l'ordre n'étant pas assumé. Ceci permet aussi de s'auto-justifier, en invoquant une sorte de politesse, et non un ordre.

Mais c'est bien notre dépendance à l'autre qu'on cherche à masquer : j'ai besoin que tu n'oublies pas ton cartable, car je suis pressé/sinon je passerai pour un mauvais parent... J'ai besoin que vous vous acquittiez de cette tâche, car j'en ai une autre derrière/sinon mes objectifs ne seront pas remplis...

En transformant notre question en affirmation, nous transformons poliment notre besoin en ordre, puis notre ordre en évidence, niant toute forme de dépendance à l'autre. Pire encore, nous tentons d'inverser cette dépendance : tu as besoin que je te rappelle de ne pas oublier ton cartable. Tu as besoin que je t'assignes des tâches.

Le mélange des styles interrogatif et affirmatif trouble ensuite l'interlocuteur : ai-je affaire à une question ou à une constatation ? À une demande ou à un ordre ? Conscientisé ou pas, ce trouble ralentira la réponse, flattant la supériorité prétendue du demandeur, ou exacerbant un agacement déjà latent. La question non-formulée n'avait pour but que d'asseoir une forme de domination:en affirmant un fait sur le ton de l'interrogation, on fait porter à l'autre la responsabilité d'une réalité, et on l'accusera de négligence si cette réalité s'avère fausse. Falsification inversée et projection hallucinatoire, une démagogie enfantine. Un gamin à son père rentrant des courses:

«Tu as pris mes bonbons?»

On trouve aussi des questions non-formulées à l'intérieur de questions formulées:

«Puis-je te demander d'accomplir cette tâche?»

Ou des questions inversées:

«Tu ne voudrais pas accomplir cette tâche?»

Plus anodine, des questions non-formulées négatives :

« Tu n'as pas mis tes baskets ? »

Ce dernier cas est généralement employé sous  ouvert de politesse, ou pour tenter de déclencher une conversation.

Tous ces détours sont de plus ou moins habiles manipulations de la langue, et cachent souvent un manque de légitimité, une dépendance refoulée ou une simple désinvolture. Le résultat est le plus souvent l'appauvrissement de l'échange ou la détérioration de la relation. Dommage, car la langue française a pourtant prévu la chose: le conditionnel.